La transmission est avant tout un processus émotionnel

70 % des transmissions d’entreprises familiales échouent dès la deuxième génération*. Ce chiffre ne s’explique pas uniquement par des raisons financières ou techniques. Le point de bascule est souvent ailleurs : dans les conflits familiaux ou les émotions mal accompagnées. En effet l’entreprise familiale représente bien plus qu’un actif économique, c’est un héritage et un projet de vie commun. La transmission se révèle alors comme un processus éminemment émotionnel.

Comprendre et accompagner les émotions est une clé indispensable pour réussir la transmission.

Le processus de transmission à la prochaine génération vient toucher à la fois des processus psychologiques individuels, (la finitude du dirigeant familial transmetteur, l’honneur et le poids de recevoir le flambeau pour la nouvelle génération), et des dynamiques intrafamiliales qui, si elles sont mal accompagnées peuvent aboutir à des conflits parfois insolubles et au final, à l’échec de la transmission de l’entreprise familiale.

Pourquoi les émotions sont-elles au cœur de la transmission de l’entreprise familiale ?

 

L’entreprise familiale vient imbriquer des liens affectifs à des liens professionnels. Elle est le plus souvent perçue comme un capital émotionnel à préserver (Berrone, Cruz, & Gómez-Mejía (2012)). Chaque décision de la sphère entreprise peut ainsi venir toucher la sphère famille : le lien parent/enfant, frère/sœur, le passé et le futur commun. Et la transmission d’une génération à la suivante est une expérience émotionnelle majeure, car elle vient confronter chacun des membres de la famille à des sujets existentiels : la mort, l’amour, la place dans la lignée, la loyauté, l’identité, les choix individuels…

Ivan Lansberg parle d’ailleurs de « succession conspiracy » : parfois on observe un silence collectif autour du sujet de la transmission, en partie parce que la charge émotionnelle est trop forte. Les parents évitent le sujet car il vient toucher à leur finitude et une perte de statut, les enfants ne veulent pas passer pour irrespectueux ou ambitieux, les conjoints craignent de heurter en l’évoquant. La transmission oblige des choix complexes profondément émotionnels : qui reprendra ? Quand ? Selon quelles modalités, faut-il privilégier l’égalité ou l’équité ? Même les familles en harmonie peuvent être déstabilisées par une transmission mal préparée, et le plus souvent les conflits juridiques en lien avec la transmission sont en réalité le reflet d’émotions contenues parfois depuis l’enfance. On comprend alors que la reconnaissance et la régulation de ces émotions familiales sont le prérequis de toute transmission réussie.

Si les émotions familiales sont au cœur de la transmission d’entreprise familiale, la transmission constitue également un processus émotionnel à part entière pour le transmetteur, dirigeant d’entreprise familiale, et le receveur.

Entre deuil, fierté, orgueil et peur, quel travail émotionnel pour le transmetteur ?

Pour de nombreux dirigeants, en particulier les fondateurs, l’entreprise est vécue comme une extension d’eux-mêmes, c’est souvent le projet de toute une vie, presqu’un enfant de la famille. La transmission de l’entreprise est donc une véritable expérience existentielle et émotionnelle pour le dirigeant, et plus encore s’il la transmet au sein de sa famille.

« Transmettre c’est mourir un peu » Comme le souligne Bah (2006), la transmission est vécue par certains dirigeants comme une disparition symbolique. Il ne s’agit pas simplement de quitter l’entreprise, mais d’accepter de se retirer, volontairement, dans ce qui est parfois vécu comme une mort professionnelle. C’est alors une expérience de deuil que vit le dirigeant familial : deuil du pouvoir car il n’est plus la figure centrale, deuil de l’identité et du statut social. Bah (2006) en appliquant la théorie du deuil aux cédants de PME, montre que l’absence de travail de deuil bloque le transfert de pouvoir, et génère des comportements de sabotage inconscient qui nuisent à la légitimation du receveur et donc à la réussite de la transmission.

Ensuite, même s’il a choisi son successeur, le fondateur peut ressentir de la jalousie ou de l’inquiétude, car il voit émerger un leadership différent du sien, il peut douter des nouveaux choix stratégiques et avoir du mal à lâcher prise sur certains sujets. Handler & Kram (1988) parlent de crise de l’ego : la perte de statut social qui enclenche des mécanismes inconscients de rétention du pouvoir, ce qui porte préjudice à la transmission.

Par ailleurs, la peur du vide représente une dimension intime de l’expérience du transmetteur familial. Elle dépasse la simple crainte de perdre un revenu ou un statut : c’est l’angoisse existentielle du « plus rien ». Transmettre, c’est aussi se demander : Que vais-je devenir sans mon entreprise ? Ce travail intérieur est d’autant plus difficile si le fondateur n’a pas construit de projet personnel pour l’après, s’il s’identifie entièrement à l’entreprise, ou s’il doute de sa sécurité financière post-transmission.

Si le transmetteur souhaite que le développement de l’entreprise se poursuive, il doit accepter de quitter son statut. Nommer ses peurs, dépasser son orgueil et assumer le deuil de son rôle permettra un passage de relais serein et positif. C’est un travail émotionnel qu’il faut reconnaître, accompagner et valoriser car il demande beaucoup de courage. Et, c’est à cette condition que le receveur pourra conduire son projet sereinement, la charge mentale allégée de savoir que le transmetteur va bien et qu’il a les mains libres de conduire son projet.

Et, n’oublions pas que la transmission à la génération suivante génère également beaucoup d’émotions positives : “La transmission est aussi la reconnaissance d’une œuvre construite”

Ainsi de nombreux transmetteurs ressentent une fierté légitime : d’avoir assuré la continuité, de laisser une entreprise qui continue à se développer sans lui. Et fierté de voir un enfant reprendre le flambeau ! (Sfeir 2020).

C’est également, une période faite de nouveaux projets et d’autres étapes de vie qui s’ouvre, qui seront tout aussi actives si la transmission est faite au bon âge.

Entre fierté, pression, légitimité : quel travail émotionnel pour le receveur ?

 

Les receveurs doivent souvent naviguer entre des émotions ambivalentes : fierté, recherche de légitimité, poids de la responsabilité, tout en gérant les émotions des autres membres de la famille.​

Recevoir une entreprise familiale est souvent source d’une fierté profonde : celle d’être désigné pour porter l’héritage entrepreneurial familial. C’est une reconnaissance implicite de ses compétences, d’un lien affectif avec le fondateur et l’opportunité d’incarner la continuité familiale au service de l’entreprise. Cette fierté peut être ambivalente car elle peut se mêler à une forme de chagrin en lien avec la disparition symbolique du parent qui se retire progressivement. « Je ne sais pas comment je vais vivre le fait de travailler sans mon père, il va me manquer » nous confiait récemment un jeune receveur.

Une responsabilité à porter. Par ailleurs, le receveur de l’entreprise familiale est souvent confronté à une pression : il a entre ses mains un héritage familial à développer, la sécurité financière de la famille à préserver, tout en affirmant sa propre vision.

Enfin, en devenant le nouveau dirigeant de l’entreprise familiale, le receveur doit construire sa légitimité. Il pourra déjà avoir construit une légitimité de compétences par une expérience externe ou interne, il s’agit à présent d’être reconnu comme légitime par la famille, les collaborateurs et les parties prenantes externes. Mais il y a également un processus à opérer sur la dimension émotionnelle de la légitimité : s’accepter soi-même dans ce nouveau rôle, dépasser les doutes et trouver un sens personnel au projet pour s’y inscrire durablement.

Recevoir une entreprise familiale est ainsi aussi un parcours émotionnel complexe pour le nouveau dirigeant familial. Cela lui demande de concilier à la fois la fierté d’être choisi, la pression de réussir pour la famille et de la représenter. C’est aussi un travail à réaliser sur la construction d’une légitimité : envers soi-même, envers les collaborateurs et envers la famille. Ce processus émotionnel, aidé par le transmetteur, lui permettra de se sentir reconnu et capable d’incarner le nouveau visage de l’entreprise sans trahir l’héritage.

 

Conclusion

La transmission d’une entreprise familiale est bien plus qu’un transfert de titres et de pouvoir ; elle implique des émotions profondes liées à l’identité, à la peur de la perte et à la fierté familiale. Une communication ouverte constante est déterminante pour gérer les attentes, les peurs et les aspirations du transmetteur, du receveur et de la famille actionnaire.

​Le transmetteur doit faire le deuil de son rôle et aller vers un autre projet, le receveur doit trouver sa place, et la famille doit se faire à cette nouvelle réalité. Ce n’est qu’en accueillant pleinement ces émotions, sans les ignorer ni les dramatiser, que la transmission peut devenir un acte positif de continuité de l’héritage familial et de renouveau du projet familial commun.

Quelles bonnes pratiques à retenir ?

  • Reconnaître les émotions en lien avec la transmission et ne pas les nier. Les communiquer avec authenticité autant que possible.
  • Planifier, anticiper et encadrer la transmission pour préserver l’unité familiale : ceci afin d’éviter une transmission trop brutale avec une charge émotionnelle forte, et dans le but de bien séparer les sujets famille, entreprise et actionnariat par la mise en place d’une gouvernance familiale par exemple.
  • Impliquer des experts pour accompagner le processus, pas uniquement des experts techniques (expert-comptable, avocat, notaire) mais également des conseils en gouvernance familiale, des coachs.
  • Porter une attention particulière au transmetteur : aux émotions qu’il traverse, à son bien-être, à son projet d’après. Plus il sera serein pour l’étape d’après, plus la transmission sera facilitée.

 

*Handler (1992), Davis et Harverston (1998)

Labaki, R., Michael-Tsabari, N., & Zachary, R. K. (2013). Emotional dimensions within the family business – Toward a conceptualization. In M. Nordqvist & L. Melin (Eds.), The handbook of research on family business (2nd ed.)

« A family business is a unique form of business organization since it involves the overlap of a system structured on rational economic principles with a system organized and driven by emotions” Kets de Vries et al.2007, p.26

Berrone, Cruz, & Gómez-Mejía (2012). Socioemotional wealth in family firms: Theoretical dimensions, assessment approaches, and agenda for future research.

Sfeir, S. (2020). Une succession familiale, que d’émotions ! Entreprendre & Innover, 44(4), 39–47.

Handler, W. C., & Kram, K. E. (1988). Succession in Family Firms: The Problem of Resistance. Family Business Review,

Bah, T. (2006). L’accompagnement du repreneur par le cédant dans les transmissions de PME : une approche par la théorie du deuil.

Lansberg, I. (1988). “The Succession Conspiracy”. Family Business Review, 1(2), pages 119–143.

Perrine Julien

Par Perrine Julien
Manager Accompagnement Transmission

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