Rechercher l’équité plutôt que l’égalité dans la transmission de l’entreprise familiale

En France, l’égalité est une valeur fondatrice : elle est notre devise nationale, partie intégrante de notre droit successoral et s’exprime jusque dans les familles. Pour un parent, transmettre équitablement son patrimoine, c’est souvent transmettre également à chacun de ses enfants — comme un symbole d’amour égal entre ses enfants. Mais dans le cas d’une entreprise familiale, ce réflexe égalitaire peut devenir un frein au développement dans la durée.

En effet, l’entreprise n’est pas un bien comme un autre : c’est un outil économique qui a besoin d’un pilote clair et donc d’un capital cohérent avec le pouvoir exercé. Faut-il alors partager les titres de l’entreprise également entre tous les héritiers, ou équitablement selon leur rôle et leur niveau de responsabilité ? La conviction de For Talents : dans la transmission d’une entreprise familiale, il faut viser l’équité et non l’égalité. Grâce à un dialogue ouvert, et des outils pour compenser les héritiers au moment de la transmission, l’unité familiale peut être préservée et l’entreprise peut poursuivre son développement avec un alignement du pouvoir et du capital.

Le modèle français : une culture égalitaire qui fragilise la transmission

Dans les pays anglo-saxons, le fondateur dispose d’une liberté testamentaire totale : il peut transmettre l’entreprise à un seul héritier s’il le juge apte. Le Code civil français impose, lui, une réserve héréditaire : une part incompressible du patrimoine (jusqu’à 75 %) doit être partagée à parts égales entre les enfants. Ce cadre a installé une norme culturelle : être juste c’est traiter tous les enfants exactement de la même manière. C’est ainsi que les trois quarts des dirigeants d’entreprise familiale transmettent de façon égalitaire les titres de l’entreprise à leurs enfants*. Mais dans une entreprise familiale, cette égalité apparente force à une dispersion du capital entre héritiers, même lorsqu’un seul ne dirige effectivement l’entreprise, ce qui ne reflète pas la réalité des rôles et affaiblit le dirigeant receveur.

Lubatkin et al. (2005) l’expliquent par la notion d’« altruisme parental » : la tendance, d’un parent-dirigeant à « sacrifier son propre intérêt économique au profit de ses enfants », et à privilégier une égalité formelle perçue comme la plus juste et la moins conflictuelle. Cet « altruisme parental » conduit les parents à éviter les arbitrages difficiles, à minimiser les différences d’engagement au service de l’entreprise familiale ou de compétence entre leurs enfants, et à rechercher une répartition strictement égale des titres entre enfants comme une preuve d’amour égal. Or, la littérature académique montre que cette égalité ne protège ni l’entreprise ni la famille : au contraire, elle fragilise la gouvernance, l’investissement et l’unité familiale dans la durée.

La transmission égalitaire des titres de l’entreprise familiale fragilise la gouvernance, l’investissement, et l’unité familiale

La transmission égalitaire du capital entre plusieurs héritiers crée des difficultés de gouvernance. Les travaux de Bertrand et al. (2008) montrent que, quand les titres sont répartis entre plusieurs enfants, l’entreprise se retrouve prise entre un héritier dirigeant – celui qui porte au quotidien la responsabilité opérationnelle – et des héritiers actionnaires dormants dont les intérêts financiers (dividendes) et attentes stratégiques divergent. Cette dilution du contrôle ralentit la prise de décision, peut créer des tensions, qui finissent par pénaliser l’investissement et la performance de l’entreprise.

Villalonga et Amit (2006) vont dans ce sens : la valeur d’une entreprise familiale dépend avant tout de la cohérence entre la détention du capital, du pouvoir et de la responsabilité opérationnelle. Dès que le capital se disperse – ou qu’un dirigeant familial n’est pas doté d’un contrôle clair – la gouvernance s’affaiblit et la valeur de l’entreprise diminue. À l’inverse, quand le capital est concentré entre les mains du dirigeant familial et que les autres enfants sont compensés par d’autres actifs, l’entreprise bénéficie d’un leadership clair, de décisions plus rapides et d’une vision long terme cohérente.

Les transmissions égalitaires nuisent à l’investissement alors que les transmissions équitables d’entreprises familiales (concentrant le capital dans les mains du nouveau dirigeant familial) protègent leurs capacités d’investissement et de développement**. L’étude internationale menée dans 38 pays par Ellul et al. (2010) démontre que, dans les pays avec des lois successorales égalitaires, les entreprises familiales, connaissent une baisse durable des investissements après la succession : jusqu’à moins 28 % au moment critique de la transmission. L’effet est également structurel puisque dans les pays où la loi impose de répartir l’héritage, comme en France, les entreprises familiales investissent 11 à 16% de moins. Le receveur, qui reçoit une part du capital trop faible, ne peut pas lever assez de financement externe pour la croissance. Dans les pays « permissifs » sur le plan successoral, ils notent un effet positif de +9% à +10,5% sur la croissance du chiffre d’affaires. Si les parents préfèrent une répartition égalitaire pour éviter les conflits ou  « par amour », économiquement, elle détruit de la valeur.

Au niveau familial, on pense souvent à tort que la répartition égalitaire du capital évite les conflits. Labaki, Michael-Tsabari et Zachary montre que, lorsque plusieurs membres de la famille partagent la gouvernance et la propriété (𝘴𝘪𝘣𝘭𝘪𝘯𝘨 𝘱𝘢𝘳𝘵𝘯𝘦𝘳𝘴𝘩𝘪𝘱), les risques de conflits augmentent. Des tensions apparaissent autour de la succession et le rôle de chacun. Les membres d’une même famille ont alors tendance à dissimuler leurs émotions réelles pour préserver l’harmonie familiale (« dissonance émotionnelle »). Cette dissonance crée une accumulation de ressentiments et au final une détérioration des relations. Un fonctionnement égalitaire et par là, le fait d’avoir plusieurs actionnaires familiaux devant décider ensemble, suffit à multiplier les sources de tensions et à fragiliser la cohésion familiale. A contrario, décider de répartir différemment le capital implique des échanges préalables qui diminuent la dissonance émotionnelle et donc les tensions au sein de la famille.

Comment transmettre équitablement les titres de l’entreprise familiale pour aligner le capital et le pouvoir sans impacter l’unité familiale ?

Face à ces constats, notre conviction est qu’il faut rechercher l’équité plutôt que l’égalité dans la transmission du pouvoir et des titres de l’entreprise à ses enfants. Il s’agit d’organiser une équité acceptable pour la famille et qui pérennise la performance de l’entreprise grâce à une cohérence entre le capital et le pouvoir : celui qui dirige opérationnellement l’entreprise, doit pouvoir prendre les décisions stratégiques bénéfiques à l’entreprise, car il détient la majorité du capital.

En France, grâce à des dispositifs comme le démembrement de propriété, le pacte Dutreil et la donation-partage, il est possible en anticipant, de réduire très fortement la charge fiscale. Et de transmettre davantage de capital au nouveau dirigeant familial, tout en compensant les autres héritiers grâce à d’autres actifs, des soultes ou une réallocation patrimoniale.

Par ailleurs, dans de nombreuses familles, l’égalité dans la répartition des titres peut être déjà actée : les titres ont été transmis de manière identique bien avant que ne se pose la question de la relève opérationnelle. Une réponse possible est de construire une équité dans le temps permettant au receveur — celui qui porte le risque opérationnel et le projet entrepreneurial — de bénéficier progressivement des fruits de son travail et de consolider un contrôle du capital cohérent avec ses responsabilités. Cela peut s’articuler soit en réallouant les droits de vote qui redonnent au dirigeant familial la capacité d’agir, soit en organisant des mécanismes de liquidité ou de rachat progressif par le nouveau dirigeant familial (mécanisme de family buy-out).

Le “fair process” : rendre l’équité acceptable. Reste une question : comment faire accepter une décision de transmission qui pourrait sembler inégale à l’ensemble de la famille ?

Kim & Mauborgne (2003), dans leur article sur le f𝘢𝘪𝘳 𝘱𝘳𝘰𝘤𝘦𝘴𝘴, montrent que les individus n’évaluent pas seulement la décision en tant que telle, mais surtout le processus par lequel elle est prise. Les personnes sont prêtes à accepter une décision qui peut sembler à première vue défavorable si elles estiment que le processus a été juste.

Trois principes constituent un « fair process » :

  1. Engagement : impliquer les personnes concernées dans la réflexion, recueillir leurs points de vue, leurs idées et leurs inquiétudes.
  2. Explication : expliciter la décision finale, les critères retenus, les arbitrages, y compris les raisons pour lesquelles certaines demandes n’ont pas été suivies.
  3. Clarté des attentes : définir précisément les « règles du jeu » après la décision : rôles de chacun, droits d’information, gouvernance, critères d’évaluation, limites du rôle de l’ancien dirigeant.

Si on transpose ces principes à la transmission des titres de l’entreprise familiale, la décision de transmettre inégalement (avec une compensation par d’autres actifs patrimoniaux) peut être perçue comme équitable grâce à un « fair process » : les héritiers non dirigeants comprennent pourquoi le receveur reçoit davantage de titres (cohérence avec sa responsabilité future) ; ils savent comment ils seront compensés ; et connaissent leurs droits en tant qu’actionnaires (voix en assemblée, informations, éventuels mécanismes de liquidité) . Ce cadre réduit la dissonance émotionnelle décrite par R.Labaki et s’oppose au schéma d’égalité qui nourrit les tensions familiales.

Ce travail de « fair process » est facilité par une gouvernance familiale structurée ou des outils comme la Fresque de la Transmission – qui offrent un cadre pour aborder ces sujets sensibles.

En conclusion, l’objectif n’est pas d’opposer de façon binaire égalité et équité, ni de juger les choix familiaux passés. Il s’agit d’aider les familles à construire une équité acceptable par tous et porteuse de sens — une équité qui permet au dirigeant familial d’avoir la latitude décisionnelle pour développer l’entreprise et à chacun de trouver sa juste place. Grâce à l’anticipation, aux dispositifs juridiques existants et à un « fair process » bien mené, cela est possible. For Talents est convaincu que cette articulation est une clé pour une transmission réussie, celle qui préserve l’unité familiale et permet à l’entreprise de poursuivre son développement.

Les Bonnes Pratiques :

1. Anticiper pour ne pas se trouver enfermés dans une égalité de fait dans la durée qui désaligne pouvoir et capital. Préparer en amont de la transmission du capital avec des experts : organiser l’équité demande d’évaluer différents scenarii, cela prend du temps. Une transmission non anticipée ou dans l’urgence conduit presque toujours à une dispersion du capital et à un nouveau dirigeant affaibli dans sa capacité décisionnelle.

2. Se faire accompagner. Structurer l’équité demande un accompagnement humain, technique et financier. L’accompagnement apporte rigueur, neutralité et pédagogie. Des tiers de confiance sont à solliciter tout au long du processus : notaire, avocat, expert en gouvernance familiale, expert indépendant pour la valorisation, banquier…

3. Mettre en place une gouvernance familiale dès la première transmission. La gouvernance familiale donne un cadre clair pour discuter des sujets les plus sensibles : rôles, règles d’entrée et de sortie du capital, projet familial etc. Elle permet de prévenir les malentendus et de créer les conditions d’un dialogue apaisé.

4. Utiliser des mécanismes comme le family buy out pour concentrer le capital sur le nouveau dirigeant familial sans léser les autres héritiers. Des outils comme le rachat progressif des titres par le nouveau dirigeant familial via un family buy out avec une valorisation externe, la réallocation des droits de vote, des mécanismes de liquidités ou soultes financées dans le temps, permettent au receveur de renforcer son contrôle tout en assurant une compensation juste aux autres membres de la famille.

* Baromètre de la Transmission des Entreprises Familiales 2025, EY – For Talents – FBN France

** Lettre de recherche #2 – Chaire Dauphine-PSL (mars 2024)

Lubatkin, M., Schulze, W., Ling, Y., & Dino, R. (2005). The Effects of Parental Altruism on the Governance of Family-Managed Firms. Journal of Organizational Behavior, 26(3), 313–330.an Integrative Model of Effective FOB Succession. Family Business Review, 17(4), 305–330.

Bertrand, M., Johnson, S., Samphantharak, K., & Schoar, A. (2008). Mixing Family with Business: A Study of Thai Business Groups and the Families Behind Them. Journal of Financial Economics, 88(3), 466–498.

Villalonga, B., & Amit, R. (2006). How Do Family Ownership, Control, and Management Affect Firm Value? Journal of Financial Economics, 80(2), 385–417.

Chaire Entreprises Familiales – Université Paris-Dauphine PSL. (2024). Research Letter #2 : Transmission des entreprises familiales – Effets du droit et de la fiscalité des successions sur l’investissement. Mars 2024.

Ellul, A., Pagano, M., & Panunzi, F. (2010). Inheritance Law and Investment in Family Firms. American Economic Review, 100(5), 2414–2450. (cité dans la lettre de Research Letter Université Paris-Dauphine PSL)

Tsoutsoura, M. (2015). The Effect of Succession Taxes on Family Firm Investment: Evidence from a Natural Experiment. Journal of Finance, 70(2), 649–688. (cité dans la lettre de Research Letter Université Paris-Dauphine PSL)

Labaki, R., Michael-Tsabari, N., & Zachary, R. (2013). Emotional Dimensions within the Family Business – Toward a Conceptualization. In L. Melin, M. Nordqvist & P. Sharma (Eds.), The SAGE Handbook of Family Business (pp. 734–763). Edward Elgar Publishing.

Kim, W. C., & Mauborgne, R. (2003). Fair Process: Managing in the Knowledge Economy. Harvard Business Review, 81(1), 127–136.

Bloas, V. (2023). Fiscalité et coût de la transmission d’entreprise familiale. For Talents, disponible sur : www.fortalents.com

Lavigne, G. (2024). Mettre en place une gouvernance familiale : un levier essentiel pour préserver l’unité et préparer la transmission. For Talents, disponible sur : www.fortalents.com

Perrine Julien

Par Perrine Julien
Manager Accompagnement Transmission

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